MILAN SADDLER.
forever young.
so many candles... so little cake.
dans ce vieux catalogue des doutes,
aux pages moisies par le hasard.
FIN MAI 2007.La lune projette son ombre. Apaisante ou menaçante. Fantasmagorique.
La ville semble irréelle. La vie semble irréelle.
L'alcool rend sa vision un peu floue. Titubante, comme ses jambes devenues molles.
Les yeux pétillants et le sourire heureux, il quitte ce bar trop éclairé. Au bras d'un homme. Dont il ne sait pas le nom. Il le lui a sans doute offert, pourtant. Et il l'a oublié. Comme toujours. Qu'il reste un inconnu ne lui pose aucun problème ; bien au contraire.
Ils marchent dans les rues, tièdes et calmes.
Un passant, banal et presque invisible. Un passant, errant, comme un début de cauchemar. Un passant, qui siffle tout bas entre ses lèvres pincées : «
Pauvres pédés, dégénérés… ».
Milan s'arrête. Son sourire s'estompe. Et alors que l'autre lui tire la main pour l'obliger à avancer, le priant implicitement de ne pas céder à la provocation murmurée, il s'approche quand même. Un peu bancal, mais le regard alerte et les mots sûrs. «
Qu'est-ce qu'il a, lui ? Tu veux y goûter, c'est ça ? », il demande en pointant son entrejambe. Provocateur jusque dans le rictus éclairant son visage.
Le passant, dégouté, semble un instant stupéfait. Et peu à peu, une haine incompréhensible tire ses traits. Il se racle la gorge et lui crache au visage. Un mollard, visqueux et chaud, qui vient glisser sur la joue de Milan. Ce dernier marque un temps d'arrêt. Choqué. Puis il l'essuie, d'un revers de manche. En apparence calme, la tête légèrement baissée, il le regarde de biais. Et il dit, d'une voix blanche : «
Putain d'enfoiré. Ça, tu vas le regretter... ». Mais il n'a pas le temps de lever le bras, que le type lui colle son poing sur la tempe. Une force surprenante. Milan, déjà bringuebalant, s'effondre. Désorienté, sur ce trottoir pavé, ses oreilles sifflent et le monde semble tourner au ralenti.
Sa conquête du soir, en une longue enjambée, s'approche de lui et se baisse. Il tente de le faire se redresser, mais Milan, d'un coup d'épaule, s'en défait. Et lui dit de dégager. L'homme insiste, un instant. Mais lorsqu'il lui répète, la voix plus forte et les yeux assombris, de foutre le camp, il fini par obtempérer.
Alors que Milan se redresse, l'autre se permet un rire narquois et lui lance : «
Oups. Tu te feras pas enculer, ce soir, tapette... »
Le sang, dans ses mains, ne fait qu'un tour. Et alors qu'il prépare son poing, il lui répond : «
T'en fais pas pour moi. J'ai quelqu'un d'autre à défoncer. ». Sa main vole. Aurait dû attraper le nez de cet étranger qui, sobre et souple, se contente de l'éviter. D'un simple pas sur le côté.
Ses mouvements sont lourds et gourds. La faute à l'alcool et à l'herbe. L'autre en profite. S'en délecte. Il le cogne encore.
Une fois. Deux fois. Trois fois.
À terre. Le nez cassé et en sang. La bouche enflée et écarlate. Sous son crâne, ça bourdonne. Ça résonne. Des tambours qui battent en un rythme dissolu.
Et l'homme frappe encore. Il lâche sa fureur, la fait s'évacuer dans la violence sourde. Des coups dans les reins. Dans l'estomac. Milan se recroqueville. L'autre n'arrêtera jamais. Il le frappera jusqu'à ce que le sang s'épande, en flaques grotesques, autour de ce corps prostré. Dans cette nuit sans étoile.
Et soudain, le répit. Au moins une accalmie. Impensable. Plus effrayante que bienfaisante, d'ailleurs.
Milan relève la tête. Observe son bourreau.
L'homme est grand. Pas bien épais, mais de toute évidence costaud. Un visage avenant, des traits agréables. Et là, à ce moment précis, ça lui revient. Il a déjà vu ce visage. Il connaît cet homme. D'ailleurs, tout le monde, ici, connait cet homme. Un grand homme, d'ailleurs. Un philanthrope de renom. Qui dépense son immense fortune pour aider les autres. Pour aider l'Eglise. Un croyant, pour qui les homosexuels sont des monstres. Un tabasseur de sodomites, de toute évidence.
Il sort une arme. Une lame brille, dans l'obscurité.
Non. Il ne se contente pas de rouer de coups.
Un assassin.
Son coeur rate un battement. Et son corps, déjà tendu, se crispe un peu plus encore. En une seconde, il dessaoûle. Il ne ressent plus les effets d'une drogue quelconque. Tout à fait éveillé. Totalement conscient. S'il ne réagit pas, très vite, il mourra. C'est simple. C'est évident.
Ses blessures ne le lancent pas. Il ne sent plus rien. Comme s'il était déjà mort.
Mais il n'est plus amorphe.
L'autre s'approche de lui, s'accroupissant à sa hauteur. Il n'imagine pas que cette loque, presque encastrée dans le sol sale, puisse réagir.
Il imagine mal. Milan craint pour cette vie qu'il ne veut pas voir se finir ce soir. Il le repousse d'un coup de pied, savamment lancé. Et se relève, avec une diligence qui l'étonne lui-même. Et, à son tour, il frappe. Avec toute la force qu'il a. Cette force amplifiée par la peur et la nécessité. Un coup. Un seul. Qui l'envoie se fracasser sur la bordure du trottoir. Sa tête frappe. Son corps suit.
Milan attend. Quelques secondes pendant lesquelles sa respiration s'arrête.
Et l'homme ne se relève pas.
Lentement, il s'avance. Et dans un «
bordel de merde… quelle merde ! Mais putain, fait chier ! », il sort son téléphone. Et tout en continuant à jurer, il appelle les secours.
†
COMA. Quatre lettres. Qui l'accusent. Et qui, en même temps, le sauvent.
Coups et blessures aggravés. Il évite l'homicide involontaire.
Le jury délibère. Et il est jugé coupable.
Ça lui fait comme un coup de massue, qui l'assomme un peu. Il ne se souvient d'aucun moment, ce soir-là, où ce ne fut pas lui la victime. L'agressé.
Il fait deux ans de prison. Deux ans pas si horribles qu'il avait pu se l'imaginer. Deux ans pendant lesquels il n'a finalement pas perdu grand-chose. Sauf ce temps, qui ne cesse de manquer.
†
Cette nuit, la lune projetait son ombre. Menaçante et inquiétante. Fantasmagorique.
La vie semblait irréelle.
Mais, malheureusement, ce n'était que l'une de ces impressions trompeuses.